
Sonia Verstappen, portrait d’une prostituée
« La veille d’y être entrée je ne savais même pas que ça existait quasiment. » Après plus de 35 ans de carrière, Sonia Verstappen a définitivement tiré les rideaux de sa vitrine du quartier nord de Bruxelles. Prostituée, militante et anthropologue en devenir, mère et grand-mère, Sonia est une femme heureuse. Chez elle, installée au fond de son canapé, les traits tirés, fatiguée mais toujours souriante, Sonia raconte sa vie sans tabou. En quelques instants « l’humanité » et « la bienveillance » que ses amis évoquent à la simple mention de son prénom prennent sens.
Un à un les clichés tombent
Son quartier évoque celui de la série Desperate Housewives version bruxelloise : petites maisons en brique, jardinets et pots fleuris. On entre chez elle par un escalier en colimaçon, des livres partout sur les étagères et par terre : du Montaigne, du Bruckner, du Mishima et bien d’autres encore. En ce moment, Les Loups des steppes d’Hermann Hesse ont pris place sur sa table de chevet. Sonia vient d’un « milieu intellectuel » un peu bourgeois, « et c’est vrai qu’on ne parlait jamais de prostitution ».
La visite culturelle se poursuit avec sa collection de cassettes VHS empilées dans un coin du salon. « J’en ai un mur entier là-haut. J’aime pas les DVD, et puis mes cassettes je les ai enregistrées avec amour. » Elle possède tous les films de David Lynch et adore la série Twin Peaks. Un coup d’oeil derrière la télé, deux posters sont pendus côte à côte : à gauche, Marilyn Monroe, à droite, James Dean. « Ils m’émeuvent parce qu’ils ont deux destins tragiques… et puis c’est mon enfance. » Les goûts de Sonia se révèlent éclectiques, et sans doute surprenants, si comme dans l’imaginaire de certains, on pense que les prostituées sont toutes des « lolitas sans cervelle ».
Sonia prend un moment pour caresser son chat confortablement installé dans le creux des coussins éparpillés sur le canapé. Un animal poli, qui s’appelle Scully en hommage à la série X-Files. Scully avait un frère, Mulder, mais selon Sonia il n’aurait pas résisté à une invasion extraterrestre. Elle sait que nous ne sommes pas là pour parler de son chat, mais tout de même : « Les félins c’est magique ! Et les chats ont une telle sagesse. J’adore leur indépendance et leur liberté. » Elle conclut ce moment-chat par une citation de Cocteau : « J’aime les chats parce qu’il n’existe pas de chats policiers. »
Nous reprenons. Pêle-mêle, les anecdotes ressurgissent, des bons comme des mauvais moments, surtout des bons.
C’est donc complètement par hasard que Sonia découvre, à 21 ans, le monde de la nuit et des bordels, après la rencontre de la mère de son petit-ami de l’époque. Elle tient un bar, Sonia est fascinée. Elle s’engage. « Au départ on ne faisait pas l’amour dans les bars, c’étaient des branlettes, des caresses, des strip-teases, on buvait le champagne. » Les temps changent, rapidement de plus en plus de filles commencent à « faire l’amour » et Sonia perd trop de clients en ne le faisant pas. « J’ai commencé à faire l’amour avec des clients que j’aimais bien. » Le métier lui plaît, elle l’a choisi et assume complètement, du premier au dernier client. C’est pourquoi, lorsqu’Hermine Bockhorst, ancienne journaliste au Soir qui connaît bien Sonia, entend des discours comme ceux de Mme Chantal Brunel, députée UMP en France, qui considèrent que toutes les prostituées sont des victimes, elle répond : « Quand on affirme comme Sonia qui on est, on n’est pas victime ! »
Sonia évoque volontiers sa relation avec ses clients. Elle en a fait le sujet de son travail de fin de certificat en 2007, où elle analyse en quoi « la prostitution peut être une forme de réparation tant pour le client que pour la prostituée ». Dans l’intimité de son carré, Sonia parle beaucoup de « douceur » et de « tendresse » entre elle et eux. Récemment elle a reçu un message d’un client désespéré de ne plus la revoir. Des hommes qui lui disaient qu’elle était belle. « T’as 58 ans, t’as des rides, de la cellulite, t’es fatiguée, et on te dit que tu es la plus belle du quartier ! » Dans les débats, quand on lui présente des arguments sur la violence qui menace et rôde, Sonia répond qu’« il est plus dangereux aujourd’hui d’être chauffeur de bus que d’être prostituée » ! En précisant que durant toute sa carrière elle n’a jamais été agressée. Le déni de réalité et l’ignorance sont finalement les seules formes de violence qu’elle subit vraiment chaque jour. Elle ne supporte plus que les journalistes, et les autres, se servent de ses propos et les déforment pour faire dans le scandaleux. « Parce que nous [les travailleurs du sexe, les putes, les prostitués, nommez-les comme vous voulez] on parle d’autre chose. Et eux, ils veulent du sensationnel, ils ne veulent pas l’humain. »
Et pourtant, selon les amis de Sonia, il y en a à revendre, de « l’humain », chez elle. Antony Artigas, aujourd’hui doctorant en anthropologie, a connu Sonia sur les bancs de l’université il y a presque six ans. Depuis ils ont lié une très forte amitié. Pour lui, ce qu’il faut retenir de Sonia, c’est « son très grand humanisme et le respect qu’elle a envers tous les hommes qu’elle a rencontrés. Sonia est une amoureuse des gens et de la vie ! »
« Je suis prostituée, et je resterai prostituée ! »
Sonia Verstappen n’est plus prostituée depuis fin février 2011. « J’ai arrêté parce que le bail se terminait. Mais ça tombait bien parce qu’il fallait bien que je le fasse un jour. » La décision s’est prise à sa place, et ce n’est pas plus mal. Elle ferme la boutique le lundi, malheureusement, deux jours plus tard sa mère est admise à l’hôpital en soins palliatifs. « Je suis dans un tourbillon. Je n’ai pas eu le temps de vivre l’émotion. J’aurai ce deuil à faire, mais quand je me calmerai. » Cependant, si elle n’exerce plus, Sonia insiste pour garder le titre. D’abord parce que ce métier lui a donné sa « colonne vertébrale », et surtout par solidarité pour ses collègues. « Je ne me dis pas « maintenant que je suis anthropologue je vais me la péter », c’est pas possible, c’est pas moi. »
« Anthropologue », elle ne l’est pas encore. Il lui reste, après deux ans de master à l’Université de Louvain, son mémoire à rédiger. En attendant, elle se « débrouille ». Parce qu’évidemment Sonia n’a pas le droit à la retraite. Comment cotiser pour un métier qui n’existe pas ? Sur sa feuille d’impôt, elle a bien essayé de marquer « prostituée » dans la case profession mais à chaque fois on la lui renvoyait. « Au début j’étais hôtesse, puis strip-teaseuse et sexologue. Il y en a qui sont ouvrières agricoles, d’autres toiletteuses pour chien, on peut mettre n’importe quoi ! » Des histoires comme celles-là, Sonia en a des centaines à raconter sur tout ce qui les exclut de la société. C’est en partie pour cette raison qu’elle a décidé d’ouvrir sa « grande gueule » en public. En partie seulement, parce que la révélation vient d’une autre rencontre « fondamentale « , il y a une quinzaine d’année, avec Grisélidis Réal, prostituée et écrivaine suisse, et de son livre « absolument fabuleux », La Passe imaginaire. En 2005, Grisélidis décède. Sonia perd une grande amie, une femme qu’elle admire et qu’elle adore. Son combat aujourd’hui est plus que jamais teinté de cette amitié.
Après la première conférence que Sonia donne à l’Université de Bruxelles, les réactions sont positives chez les femmes, un peu moins chez les hommes. On lui dit de continuer, « alors je continue ». Plateaux de télévision, débats, colloques, interventions auprès des politiques, Sonia Verstappen se dévoile en public et plaide la cause des prostituées. Peut-être un peu trop ? « À un moment j’avais dit que j’allais mettre sur ma vitrine « Vu à la télé » ! » Ce qui dérange Dominique Dauby, secrétaire générale des Femmes Prévoyantes Socialistes, qui ne cache pas être sceptique concernant le discours de Sonia c’est qu’« il y a un effet médiatique autour de Sonia, ce qui donne l’impression qu’elle est la majorité ». D’après Evelyne Wilwerth, une de ses amies écrivaine, Sonia incarnerait presque, aujourd’hui en Belgique, « la prostituée par excellence ». Martine Di Marino, de l’Asbl Entre2, souhaite, elle, recadrer les choses : « Sonia a tout à fait raison de prendre la parole, ses idées sont bien défendues et elle a un argumentaire parfait, mais elle n’est qu’une facette de la prostitution. » Et d’ajouter que « si elle est effectivement une femme très intelligente, les autres n’osent pas comme elle, et du coup le public ne se focalise que sur une seule version ». Une position que ne partage pas Cécile Chéront, de l’Asbl Espace P de Charleroi, qui considère au contraire que « Sonia est très nuancée ». Selon elle, « les féministes abolitionnistes estiment que Sonia ne représente qu’une minorité de prostituées, mais après tout, qu’en savent-elles ? » Sonia elle-même n’est pas dupe, elle sait très bien que sa réalité n’est pas forcément partagée. D’ailleurs elle n’a jamais prétendu être la porte-parole de toutes les prostituées. Hermine Bockhorst confirme : « Sonia prend tellement de place, mais elle n’acceptera jamais qu’on parle au nom des prostituées. »
Sonia Verstappen insiste sur le fait de vouloir avant tout expliquer : « Dire que toutes les putes ne sont pas des victimes, et tous les clients ne sont pas des bourreaux, remettre de l’ordre dans ces rapports de genre, et puis essayer d’un peu déstigmatiser la prostitution. » Car sur la prostitution, et sur les prostituées, on a tous notre petite idée : du dégoût, du désir, de l’incompréhension, de la curiosité … mais finalement très peu de vérité et beaucoup d’imaginaire.
Documentaire « Sonia » de Nathalie Delaunoy, 2004
Un portrait de Sonia Verstappen, de l’autre côté de la vitrine, du côté de la chaise en osier et du lit double. Au départ, Nathalie Delaunoy voulait faire un film sur une femme, qui accessoirement était une prostituée. De tous les plans tournés, en interview, chez elle, avec des amis, chez son psy, chez Grisélidis Réal, à des débats, la réalisatrice choisira finalement de ne garder que les séquences dans son carré. « Elle m’a dit : on voit que t’es une femme là aussi, on n’a pas besoin de montrer que t’es une femme à l’extérieur. » Nathalie Delaunoy se souvient qu’à l’avant-première c’était un peu la panique. Car si la famille de Sonia était au courant, ses voisins, eux, ne l’étaient pas. « Mais finalement tous ceux qui la connaissent ont eu la même réaction à la fin de la projection en disant que ce qu’ils avaient vu, c’était elle. » Le film a reçu un très bon accueil, en Belgique et ailleurs, puisqu’il a reçu de nombreux prix. « Des gens n’ont pas cru au témoignage de Sonia, mais ces personnes-là ont été très rares », conclut la réalisatrice.
Conseils de lecture :
Hermine Bockhorst, Femmes dans les griffes des aigles : les filières de prostitution albanaises, Labor, 2003, 126 p.
Sonia Verstappen, La Prostitution : une forme de réparation, 2007 (validation du certificat universitaire – Santé mentale en contexte social : Multiculturalité et Précarité)
Grisélidis Réal, La Passe imaginaire, Vevey, Éditions de l’Aire/Manya, 1992; Paris, Verticales, 2006